Grand succès public et critique, ayant reçu la Palme d’or à Cannes, Anatomie d’une chute de la réalisatrice Justine Triet est l’un des films les plus marquants de ces dernières années. Les raisons de son succès sont multiples. L’incertitude dans laquelle il laisse son spectateur en est certainement une : on ne sait jamais vraiment si Sandra, son personnage principal, a tué ou non son mari. Avec malice, le scénario distille suffisamment d’indices discordants pour laisser ouverte jusqu’au bout la question. Mais si le côté Cluedo du film séduit, il n’explique pas à lui seul l’intérêt qu’il suscite depuis sa sortie. Parmi les raisons, nous voyons dans le chien l’une d’entre elles.
Le chien
Lorsqu’on observe la façon dont sont filmés les personnages dans le film, on s’aperçoit que la majorité du temps ils sont filmés en contre-plongée, du bas vers le haut, par en-dessous, avec cet effet qu’ils nous dominent toujours un peu. Or, qu’est-ce que cela signifie ? La position de la caméra déterminant le point de vue depuis lequel les scènes sont perçues, depuis quel endroit regardons-nous les personnages ? Eh bien, depuis le chien. C’est depuis la position du chien que nous observons ces hommes et ces femmes s’agiter et les événements se dérouler, c’est depuis le regard vide de l’animal que nous regardons tout ce petit monde bouger.
Cette assertion trouve sa confirmation dans la place centrale que le chien occupe dans le film. Même s’il apparaît dans quelques scènes seulement, ce sont toujours des scènes bien choisies et finalement décisives. On l’aperçoit à trois moments : au début, pendant le procès et à la fin. Au début ? Alors qu’on le suit sur les chemins enneigés humant le sol tel un limier, il découvre le corps sans vie de Samuel. Pendant le procès ? Alors que Daniel cherche à savoir si son père a déjà attenté à sa vie, il est le cobaye à partir duquel, les yeux globuleux et la langue pendante, se dévoile la vérité. A la toute fin ? Alors que Sandra, innocentée, se couche sur un canapé, il vient la rejoindre en s’allongeant contre elle. Remarquons qu’il est le premier et le dernier à apparaître à l’écran, qu’il est donc celui qui ouvre et boucle le film, et, quand il surgit au cœur de l’histoire, il surgit pour permettre à la vérité de se révéler. Il trace ainsi un fil à partir duquel se règle le récit. D’ailleurs, ce rôle est annoncé à la fois par sa fonction : il guide l’enfant aveugle et par extension le spectateur aveugle ; et par son nom : il s’appelle « Snoop », le fouineur, dans le film, il s’appelle « Messi », le messie, dans la vie. Mais quel est ce fil ?
Dans « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée » (1945), Lacan décrit comment le « Sujet » est produit par un « acte » réalisé dans la hâte au terme d’un temps logique composé de trois temps : l’instant de voir, le temps pour comprendre et le moment de conclure. Les apparitions de Snoop reprennent ces trois temps. Premier temps : il découvre le corps ensanglanté de Samuel en un instant, l’instant de voir que son maître est mort ; deuxième temps : en avalant les cachets d’aspirine afin de reproduire le suicide supposé du père, il participe du temps pour comprendre, comprendre que la mère est innocente ; troisième temps : au moment où le récit se referme, que Sandra a retrouvé son chalet et qu’épuisée elle s’allonge sur le canapé, il se hâte de l’y rejoindre dans ce qui est la dernière image du film.
Si on relie chacun de ces trois temps au rôle joué par Snoop, on obtient la triade suivante : il découvre Samuel mort ; il est Samuel mort ; il prend la place de Samuel auprès de Sandra. De cette séquence résulte un acte qui se révèle au grand jour dès lors qu’on combine la séquence avec la dispute qui a précédé la chute et dont on entend l’enregistrement lors du procès. Que montre cet échange de plus en plus vif au fur et à mesure qu’il dure ? D’un côté, une femme qui ne cède pas sur son désir, de l’autre, un homme qui exige des signes d’amour ; d’un côté, une femme dont l’indépendance est telle qu’elle peut affectivement, matériellement, sexuellement, intellectuellement, se passer de l’homme, de l’autre, un homme dont la dépendance est telle qu’il est incapable de vivre sans l’affection et la reconnaissance de sa femme. Quel est donc le message d’Anatomie d’une chute ? En s’ouvrant à son désir, la femme a découvert qu’elle pouvait se passer de l’homme[1], et pas n’importe quel homme, l’homme viril et paternaliste, le traditionnel, le machiste, le père. L’homme est mort, voilà le constat qu’entérine le film en l’annonçant urbi et orbi. Et il pourrait en rester là… s’il n’enfonçait le clou quand, dans un sommet d’ironie, il ajoute cet addenda au constat : l’homme est à ce point inutile à la femme qu’elle peut le remplacer par le chien. Si la chute tue l’homme, le chien l’enterre. C’est dans la mesure où le chien prend sa place que la chute de l’homme est actée. De là à penser que le chien serait l’avenir de l’homme…
Christophe Scudéri
Extrait d’un texte publié sur le blog du Collectif Lillois de psychanalyse: https://www.collectiflilloisdepsychanalyse.com/post/anatomie-d-une-chute
[1] On pourrait ajouter « car elle est devenue un homme comme un autre ». Nous renvoyons à la discussion qui ouvre le film.