L’accès au cinéma d’art et d’essai est en travaux, il faut sautiller sur la chape de béton fraîchement coulée, longer des coursives taguées, tenir en équilibre sur les murets de ciment surplombant les pavés posés dans la journée (l’entreprise bosse bien, juge Jérôme qui nous accueille à l’entrée), contourner les monts de gravats ironiquement abandonnés sous le panneau « dépôt de déchets interdit », sillonner entre les piles de matériaux en sommeil, éviter les barrières qui n’autorisent aucun passage, pour atteindre le lieu où le festival 100% Magie tient résidence en ce jeudi 4 avril 2024. Au centre du chantier mouillé par la pluie, entouré d’immeubles hauts et blancs, le petit cinéma siège comme un îlot de culture au cœur de la cité. Le Méliès. Jamais plus qu’en ce jour il n’aura si bien porté son nom, pour la diffusion de F for Fake d’Orson Welles. Rappelons que Georges Méliès, cinéaste et prestidigitateur, fut le créateur des premiers trucages au cinéma. Cinéma et magie, vérité et illusion, tout est déjà là.
Le public – habitués, curieux, magiciens – prend place sur les fauteuils bleus en rangs serrés. Pas de publicité ici, c’est le responsable qui introduit la séance en quelques mots. Le film date de 1973, il est l’avant-dernier d’Orson Welles, à valeur testamentaire (confessionnelle ?), et, surtout, insiste-t-il, affiche un mensonge dès le générique où les noms des co-réalisateurs François Reichenbach, Gary Graver et Oja Kodar ont été sciemment éludés. Mensonge par omission donc, vérité déformée, comme entame à ce vrai faux documentaire. Mais au-delà, c’est bien de la signature du film dont il s’agit. Trois signatures ont été effacées, si ce n’est jamais apposées sur la toile, au seul profit du maître Orson Welles. Plus qu’un mensonge, ce choix nous dévoile la suite : tout sera affaire de signature.
En effet, nous apprendrons plus tard qu’un faux n’est un faux qu’à condition qu’y figure la fausse signature du vrai peintre. Imiter le style d’un grand artiste, entrer dans le moule de sa technique (après tout, les génies n’ont-ils pas commencé par copier leurs pairs ?), au point de faire illusion (n’est-ce pas là du talent ?), n’est pas en soi condamnable ; ce qui le devient est l’usurpation d’identité. C’est le nom qui fait le faux. La signature, le nom, le mot, le « récit sur », c’est là le cœur du propos de F for Fake. Car la première mise en abîme est bien celle du récit : le conteur qu’est Orson Welles raconte l’histoire d’un romancier-biographe, Clifford Irving, qui invente la vie d’un vrai faussaire, Elmyr de Hory (l’homme aux soixante noms).
Création de mythes et mystifications, le tout sur une île d’Ibiza présentée sous les traits du faux (l’artificialité de la jet-set) et du vrai (le village espagnol authentique).
Mais revenons-en au début.
F for Fake se présente d’abord comme un rêve, un imbroglio d’images, absurdes, sans queue ni tête, la tête d’Oja Kodar disparaissant au profit de ses jolies fesses se dandinant sur la route, attirant les regards d’hommes risquant l’accident. Pulsions partielles, pulsion scopique, le sexuel. Il faut tenir dans ces longues premières minutes de film, supporter de n’y rien comprendre, de se laisser porter par le non-sens apparent. Un couple quitte la salle de cinéma.
Un rêve donc, avec ses déplacements/métaphores – les identités se floutent : François Reichenbach tour à tour documentaliste, marchand d’art, collectionneur victime d’Elmyr, Orson Welles aussi bien personnage du film que conteur, réalisateur ou artiste-peintre, Oja Kodar tantôt mère des garçons à la gare tantôt « appât » d’une vraie-fausse caméra cachée tantôt partenaire de magicien tantôt passante en Vespa tantôt muse de Picasso tantôt muse de Welles ; les transpositions de lieu aussi, à la faveur d’un changement de décor en carton-pâte (la gare devient un studio) – et ses condensations/métonymies, la première élision étant celle, explicite, du titre : F for Fake. Une initiale prise pour le tout.
Mais aussi parce que, par le truchement du montage qui fait du documentaire un faux, Welles fait dialoguer des personnes devenues personnages qui ne sont pas en présence les uns des autres. Rarement ils sont côte à côte pour converser et, si leurs paroles et leur image, elles, sont véritables, elles se répondent uniquement grâce à la magie des plans successifs (des images-temps dans l’acception de Deleuze). Il n’y a donc plus de temps ni d’espace, mais un voyage spatio-temporel qui ne souffre d’aucune contrainte.
Voici donc réunis les ingrédients du rêve, ainsi que son après-coup, soit le récit qui en est fait par le conteur Orson Welles qui vient incarner en apparence la conscience et la raison, récit de rêve qui, par définition, n’est que (re)construction (d’ailleurs, les images témoignant de la construction architecturale – immeubles, villas, cathédrale… – inondent le film). Avec cette question en sous-texte : est-ce possible de ne pas fictionnaliser la réalité ?
C’est à lui, à ce narrateur charismatique, que le spectateur s’accroche, comme à un fil continu pour résister face à la labilité des associations libres, ce même personnage qui, en affirmant doctement qu’il ne dira que la vérité, nous fait craindre le mensonge.
Mais qu’on ne s’y trompe pas. Prendre le film pour un rêve serait omettre la scène introductive.
Orson Welles, cliché du prestidigitateur qui cache ses secrets sous sa longue cape noire et sort la vérité de son chapeau, exécute un tour sous les yeux ébaubis de deux jeunes garçons, sur le quai d’une gare, leur mère regardant la scène de la fenêtre ouverte d’un train qui paraît à demeure. Le tour consiste à changer une pièce en clef, et inversement, pièce qui à la fin du tour se multiplie en ce qui pour l’enfant apparaît comme un vrai pactole, richesse que l’illusionniste lui tire voire lui soutire, comme les vers, du nez. Richesse et clef des secrets, des songes, de la vérité. Puis la caméra s’éloigne, filmant la caméra qui elle-même filme le plateau, transformant la scène de vie en scène de film, dévoilant ainsi la mise en scène, le trucage. Tout est faux, jusqu’au décor qui s’évanouit au profit d’un studio d’enregistrement. Cette séquence donne le ton : en donnant à voir les coulisses (et sous nos yeux le collage des bobines), le film est éminemment postmoderne.
Postmoderne parce qu’il ne cesse de dévoiler le truc par une incessante mise en abîme qui donne le vertige – c’est le dispositif qui compte, plus que l’histoire – mais aussi en ce qu’il dénonce le règne de l’expertise dans une démonstration jubilatoire, pointant, et son hégémonie, et son absurdité. Si l’expert décrète qu’un tableau est « un vrai », alors il l’est, même s’il ne l’est pas. C’est l’expert, quand bien même serait-il de pacotille, qui dit la vérité (avec son corrélat logique mais non moins inepte : sans expert il n’y aurait pas de faux) et, par voie de conséquence, c’est l’expert qui crée la réalité. L’opinion d’un seul (mais pas n’importe qui, celui qui a autorité dans son domaine) fait vérité collective.
Dans le champ de l’art pictural, Irving, Elmyr et Welles en les prenant à témoins de son documentaire, ridiculisent les experts qui sont désignés comme les vrais escrocs. Mais l’expert ne se revendique expert qu’au nom d’une autorité tierce qui le valide comme tel. Ce n’est donc pas l’expert en tant qu’individu (plus ou moins compétent) qui est visé mais bien l’autorité qui le nomme expert. Ainsi, c’est l’instance d’autorité qui est invalidée dans sa capacité de jugement, de certification d’experts. En dupant les experts, c’est « l’establishment » qui est pointé et déconstruit par l’expérience.
Welles, en visionnaire, annonce l’époque actuelle en posant les termes qui rendent possibles la situation d’aujourd’hui. Parce que l’autorité a été déboulonnée, qu’elle ne tient plus, de nos jours quiconque peut se dire expert de n’importe quoi, et l’opinion personnelle de tout un chacun, volontiers étalée sur la toile du net, a valeur de vérité universelle. Puisque l’autorité qui fait l’expert a été décrédibilisée, l’opinion dit toujours le vrai, qu’elle émane d’un professeur ou d’un ouvrier.
Plus c’est gros plus ça passe, tel est l’apophtegme du manipulateur.
F for Fake pourrait paraître comme un vaste canular – le spectateur n’ayant de cesse de se demander si c’est de l’art ou du cochon – si ce n’est ce tour de passe-passe final : le narrateur, Orson Welles, en avouant mentir depuis les dix-sept minutes au-delà de la première heure de film, affirme en creux que celle-ci n’était que vérité. Le gros mensonge est terminal, la rencontre rocambolesque de Picasso avec Oja Kodar. Et pourtant, à cette histoire à l’esthétisme éblouissant et au retournement jouissif, ce qui précède nous avait préparés, nos gosiers béants dorénavant affamés d’histoires, prêts à avaler des couleuvres. Le tour de force est que nous aimerions y croire, au point d’y croire, à cette histoire de muse… Et vous connaissez le paradoxe : quand un menteur dit qu’il ment…
Enfin, une question traverse le film : « Qu’est-ce que l’art ? », question qui vaut tout autant pour la peinture que pour la prestidigitation ou le cinéma.
Irving reproche à Elmyr, qui étend, étoffe, prolonge l’œuvre de grands peintres – c’est en tout cas comme cela qu’il se présente, ne faisant pas de la reproduction d’œuvres mais créant de nouveaux tableaux avec le coup de pinceau et le style des maîtres –, de ne pas avoir de « vision personnelle » du monde. La réponse du film pourrait donc être celle-là : l’art serait une vision du monde, un faux monde (l’œuvre n’étant qu’une représentation du monde) qui dirait le vrai, car, c’est bien connu, dans le mensonge se loge la vérité.
De notre côté, nous dirions volontiers que l’art est ce qui excède l’intention de l’artiste. En se jouant de la volonté consciente de son auteur, l’œuvre dépasse son créateur, et l’art se situerait dans cet écart. Autrement dit, la vérité gît dans l’œuvre au-delà des apparences ; l’art advient quand l’œuvre en dit davantage que ce qu’elle croit dire.
Si nous prenons au sérieux notre propre définition de l’art, l’illusionniste serait lui-même illusionné : en pensant dire la vérité sur son tour, il ne fait que se tromper lui-même, ne s’apercevant pas qu’il dit bien plus que ce qu’il croit. Si l’art reflète la vérité, c’est de la vérité de l’inconscient dont il s’agit.
Or, que dit F for Fake, à l’insu de son réalisateur, sur l’homme qui a illusionné l’Amérique en faisant croire à l’invasion des Martiens ?
Bouclons la boucle en revenant au générique.
En ne faisant valoir que son seul nom sur une œuvre pourtant collective, Welles se l’approprie. C’est l’inversion symétrique du faussaire. Est-ce intentionnel ? Ou, dès l’entame, cet acte pointerait-il l’inconscient du film, la vérité qui dépasse son auteur ? Le rêve, mégalomaniaque sans doute, mais pas que, ne serait-il pas celui d’Orson Welles ?
Nous l’avons dit, en ce 4 avril 2024, le cinéma était difficile d’accès.
En posant la question du vrai et du faux en art au fil de l’épreuve que fait le spectateur de la véracité ou du mensonge du documentaire, Orson Welles fait se rejoindre, magistralement, la forme et le fond. C’est signé.