Audio : The Album Leaf – Always for You
Extrait 1 :
Discours de Kristina Ifwarson :
Je vous remercie d’être là, de partager avec moi la sortie de ce premier roman, parution que l’on compare souvent à une naissance (à ceci près que la durée de gestation se compte en années et que l’expulsion se fait sans péridurale).
Comme un enfant fait naître son parent en tant que parent, un livre fait naître son auteur et, pour ma part, il s’agit d’une naissance sous un nouveau nom, Ifwarson, qui n’est pas un pseudo puisqu’il s’agit du nom que j’utilise en Suède, celui de ma famille maternelle et donc en premier lieu, le nom de ma mère, ce qui ne va pas sans la nécessité de quelques réaménagements internes me concernant.
Écrire un livre et naître comme auteur a donc, on s’en doute, des effets transformateurs qui dépassent le seul champ de la vie consacré à l’écriture ; c’est toute l’existence qui, bouleversée, appelle à être reconfigurée. Alors, qu’en est-il ? En bonne psychanalyste, je m’appuierai sur quelques signifiants, ceux qui entourent la publication de ce livre.
« Les Choses muettes » a trouvé son adresse aux éditions Ginkgo, dans la collection de l’Élan. L’élan, répété-je. Car s’il nous vient spontanément l’image imposante du plus grand cervidé du monde qui coule en Suède des jours heureux sans prédateur naturel, l’élan est aussi le mouvement d’une chose lancée. L’auteur donne vie au livre et, réciproquement, le livre donne de l’élan à son auteur. Mon souhait aujourd’hui est que cet élan individuel devienne un élan collectif au sein d’une communauté de lecteurs.
La collection de l’Élan présente, en sus de sa polysémie, une autre particularité, qui est de rassembler les grands classiques traduits de la littérature suédoise – Strindberg, Moberg, Martinson – ou des essais sur ces auteurs. De là à dire que « Les Choses muettes » est déjà un classique parmi les classiques ? En tout cas ce qui est sûr c’est que je suis l’unique auteure vivante parmi les morts, ce qui n’est pas sans résonner avec « Les Choses muettes », dont l’histoire est à la fois celle d’une tombe et d’une puissance de vie.
Classique, disions-nous, mais un classique inclassable car dans les rayonnages des librairies où il s’est établi depuis une semaine, il oscille en fonction des lieux entre littérature française et littérature étrangère. Il sème le trouble, ce qui n’est pas sans me ravir tant celui-ci résonne avec ce que je suis. Une franco-suédoise, qu’est-ce à dire ? Deux pays, deux familles, deux langues, un héritage à partir duquel il s’agit de créer une configuration singulière, la richesse d’un mélange, le refus de l’assignation à une place, à un rôle, à une identité, et la traversée incessante entre les espaces : inclassable.
Collection de l’Élan aux éditions Ginkgo. Le ginkgo biloba.
Apparu quarante millions d’années avant les dinosaures, soit le plus vieil arbre connu sur Terre, réputé magique et symbole de résistance à toute forme de toxicité, il aurait été le seul à survivre à Hiroshima. La littérature est une graine semée, la promesse d’un avenir. Et nous avons plus que jamais besoin de la promesse d’un avenir, aujourd’hui où le pire – climatique, guerrier, politique – est possible.
« Les Choses muettes » qui est sorti le 13 juin, soit quatre jours après les élections, traite en arrière-fond du nazisme refoulé d’une certaine partie de la Suède et qui a fait retour en 2022 avec l’arrivée de l’extrême droite au parlement suédois, comme un avertissement de ce qui guette la France aujourd’hui. La littérature pourrait-elle être un antidote au fascisme ?
Dernier élément, la photographie de la couverture : la barque et le nœud.
Nous sommes tous dans la même barque et ce qui nous lie ce sont les nœuds, fragiles car toujours susceptibles de se défaire mais nœuds quand même, les nœuds dont le livre est à la fois le produit et le vecteur.
Au fond, tout livre est un produit collectif, nourri des rencontres, des discussions, des amitiés.
« Les Choses muettes » a mené sa barque de manière étonnante.
Débuté il y a dix ans, écrit et réécrit au fil des années, il a connu plusieurs vagues d’envoi aux éditeurs qui n’ont pas débouché sur une publication. Alors il fut remisé au tiroir, rejoignant les limbes des manuscrits non édités, au point que j’en fasse le deuil et en écrive un second, intitulé « L’Homme sans masque », un livre à ce point différent que l’on pourrait se demander s’il est du même auteur. Et après l’achèvement de ce second roman, un éditeur, Thierry Maricourt, quatre ans après mon envoi, me contacte pour publier le premier. Tout un travail s’engage alors pour moi, de réappropriation du texte, mot par mot, phrase par phrase, pour le refaire mien.
Je suis allée le voir au Furet de Lille, hier. Je l’ai trouvé beau, que dis-je, le plus beau, installé sur le présentoir des nouveautés en littérature française. Sans nul doute, mon regard était celui qu’une mère porte sur son enfant. Avec d’autant plus de fierté, de tendresse et d’envie de le défendre que son parcours est atypique, qu’il est sorti des tréfonds, comme porté par une force de vie qui lui est propre, un survivant qui aujourd’hui existe par lui-même et s’en va courir le monde pour conquérir d’autres cœurs et se loger dans d’autres bras.
Ce que signifie cette soirée, comme un acte de naissance, est que « Les Choses muettes » devient un peu le livre de tous et sera la somme des lectures de chacun.
Fêter ensemble, entre amis, ce moment, est à la fois un aboutissement et un espoir.
Extrait 2 :
Interview, par Jean-Yves Deshuis :
Retrouvez une interview par Christophe Scudéri, sur la chaîne Youtube de @Christian-fm9py :
Discours de Christophe Scudéri :
Si l’autrice des Choses muettes est psychanalyste dans la vie, son livre ne se veut en aucune manière un livre de psychanalyse. Rien dans le récit, de près comme de loin, n’évoque la psychanalyse. Pas de psy à l’horizon, tout juste quelques médecins venus s’occuper de corps blessés. Et pourtant !
Et pourtant, si on y regarde de plus près, la réalité du livre est toute autre. Par nombre de ses côtés et de ses angles, il est psychanalyse, il parle et pense psychanalyse, il marche et mange psychanalyse, si bien qu’une fois le rideau des apparences levé, la science freudienne apparaît partout, jaillissant de tous les pores en un flot continu. Mais dès lors en quoi et comment ?
Il y aurait beaucoup à dire car les indices de cette présence analytique sont multiples, ils parsèment les pages. On y détecte, par exemple, une théorie de la scansion dont l’originalité est telle qu’elle renouvelle l’idée même de scansion, mais ce thème étant particulièrement technique nous le réservons pour une autre fois, quand nous disposerons du temps nécessaire à son examen ; on y découvre aussi une théorie de l’inconscient qui serait passionnante à exposer si elle ne nous obligeait pas à dévoiler quelques « secrets » de l’histoire, aussi, afin de ne pas déflorer le livre avant même qu’il n’ait rencontré son public, nous reportons là aussi à plus tard cette explication, lors d’un deuxième événement qui sera plus d’analyse que de présentation.
L’enjeu qui nous réunit ce soir étant de présenter Les Choses muettes, nous allons plutôt porter notre regard sur Selma, cette jeune franco-suédoise qui a fui Paris-la-fiévreuse pour aller vivre à Stockholm-la-douce. Il y a une raison à ce choix : elle est l’un, si ce n’est LE personnage principal de l’ouvrage, et c’est d’abord à travers elle et son cheminement méandrique que le récit se déploie tel un roman d’apprentissage. Car peut-être ne le savez-vous pas encore mais Les Choses muettes est, certes, un roman à suspens, un roman historique, un roman psychologique voire un roman d’aventure, oui il est tout cela, mais il est aussi, et peut-être avant tout, un roman d’apprentissage. En achetant l’ouvrage vous pensez lire les pérégrinations d’une jeune fille en Suède ? Détrompez-vous ! Les Choses muettes n’a rien de la balade touristique, le roman nous embarque dans le périple d’une femme qui, au bout de la route, va enfin naître à elle-même. Au fil des pages qui s’égrènent, nous assistons, éberlués, à sa transformation physique en même temps que s’opère, pas après pas, sa mutation subjective. Un moment de grâce.
Mais là où le livre devient véritablement original, car après tout le roman d’apprentissage n’a rien de nouveau en littérature, c’est dans sa manière si singulière, on pourrait dire unique, de nous faire part de cette métamorphose. Tout se passe comme si on assistait au récit d’une cure mais depuis l’intérieur, depuis la position de l’analyste écoutant son analysant. D’où ce ton atypique composé à la fois de grande proximité et de franche distance, composition qui sur le papier pourrait paraître paradoxale mais qui dans les faits ne l’est pas, l’intime semblant rejoindre le plus étranger selon une logique d’autant plus implacable que ses ressorts nous échappent. Ce n’est pas le moindre miracle des Choses muettes que de réussir ce tour de force, proprement magique.
Mais mesurons cet effet à l’aune du texte car, après tout, vous n’êtes pas obligés de me croire. Les exemples sont légion, mais pour n’en prendre qu’un, considérons ce passage où Selma revient dans la maison de Karlshamn, la demeure grand-parentale qui est aussi le lieu de l’enfance dorée. Le manoir étant inhabité depuis le départ de ses hôtes pour cause de décès ou de déménagement, on s’attend que le passé gravé dans les murs revienne par vagues à la manière de souvenirs enfouis. Eh bien, non, chez Kristina Ifwarson, les choses ne se déroulent jamais comme attendues. Lisons plutôt :
« Selma fit le tour du salon bleu, univers fragile d’objets en verre soufflé – carafes, bougeoirs, vases – et de figurines en porcelaine – femme à la cruche penchée sur un chat joueur, marin fumant la pipe, oiseaux picorant des miettes invisibles –, aux murs ornés d’une collection d’assiettes annuelles bleu et blanc suivant la ligne des moulures et surplombant l’ouverture vers le second salon, univers de tissu et de bois dans lequel elle contourna la commode style rococo gardée par une bizarrerie rapportée d’un voyage au bord du Nil : un crocodile empaillé. Tout autour, les regards des ancêtres immortalisés depuis la naissance de la photographie la fixaient quand elle s’installa au piano et pressa une touche. Depuis longtemps l’instrument était désaccordé et les bibelots amassés sur son couvercle, sous le joug du métronome, donnaient au son un écho vibratoire. Selma feuilleta la partition jaunie Jazz på svenska de Jan Johansson, puis ses doigts se mirent à jouer. L’un après l’autre, ces hymnes à la mélancolie dénués de mélodie résonnèrent comme dans une cathédrale. Elle étira la dernière note jusqu’au silence, rabattit le pupitre et alla s’asseoir dans l’un des canapés de velours » (63-64).
Que voit-on dans cette scène ? Au milieu d’une maison qui a tout du musée Selma jouant du piano. Comme si le passé n’avait rien de passé puisqu’il résonne sous ses doigts, en direct, au présent, comme si les fragments de jadis n’avaient jamais quitté la place retentissant à nouveau, neufs, toujours neufs. Pas de fantômes ici, pas de spectres qui s’arrogent les corps pour entonner les voix du passé, mais la vivacité d’un temps suspendu qui, par-delà la fanaison des ans, continue à faire entendre son chant. Lorsque Selma appuie sur les touches blanches et noires elle ne fait pas revenir des tréfonds du passé une mélodie oubliée, elle rend audible les notes qui crépitent sans cesse depuis le jour où elles se sont arrachées du clavier, comme si elles n’avaient jamais cessé de sonner et qu’elle n’avait jamais cessé de les écouter. Le roman atteint son plus haut quand, dans une vision fulgurante, nous saisissons que jamais Selma n’a quitté ce tabouret, que, depuis longtemps déjà, depuis toujours peut-être, tandis que le monde s’épuise dans une marche cynique, elle joue et rejoue ce même refrain, essayant obstinément de garder vivante et vivace la flamme de ce chant si ténue si fragile, qui peut s’éteindre à la moindre bourrasque de vent, engageant dans cette tâche l’extraordinaire entièreté de sa vie. Là est son destin mais aussi son drame, et le récit trace au fil d’une parole incandescente le sentier par lequel Selma s’extrait peu à peu de l’impasse, car il s’agit d’une impasse.
Au moment où les notes s’échappent du clavier et qu’elles tombent dans le creusé de notre oreille, nous touchons du doigt la douleur d’un être. À cet instant, nous sommes au plus près du feu vibrant de Selma, au cœur de sa douleur d’exister — et pourtant, simultanément, nous sommes au plus loin, entendant la mélodie depuis le bord de la page où nous sommes réfugiés et depuis lequel nous assistons à la scène tout en sirotant un café. En ce point, Kristina Ifwarson est très forte : il aurait été facile d’immerger le lecteur dans l’identification coutumière grâce à laquelle nous aurions été dans la tête de l’héroïne, vivant ce qu’elle vit comme si elle était devenue « nous ». Or, refusant cette approche, elle choisit une voie bien plus escarpée, consistant à nous attirer par la puissance de l’image dans la scène afin que nous partagions avec Selma un geste, un émoi, une idée et qu’ainsi nous nous joignons à elle selon la modalité sororale de la fréquentation : grâce aux mots percutants et aux phrases ciselées de l’autrice, nous fréquentons le paysage de Selma, où nous la retrouvons, seule, au bord du gouffre vital. À cet endroit, Les Choses muettes touche à l’universel : en nous jetant dans le fond commun de la douleur d’exister, nous nous unissons dans la solitude de l’être.
Pourquoi la psychanalyse est à ce point cruciale dans notre monde d’aujourd’hui ? Parce que l’analyste est le seul dans la cité à se risquer sur les terres brûlantes de l’être et ce, quels que soient son âge, son sexe, son genre, sa couleur, sa religion, son pays. En nous plongeant à notre insu au cœur de l’expérience analytique, Les Choses muettes nous rappelle, en cette période troublée où l’extrême droite est aux portes du pouvoir, que face à la précarité du monde nous restons égaux, définitivement égaux. Humains, quoi !
Extrait 3 :
Audio : Kishi Bashi – A song for you
Images : © Mayastudio Yves Devaddere
Portrait affiche : © estellecarlier_photography
Merci à Jean-Frédéric des Productions du Fil Rouge