De l’art contemporain

Début 2010, à Paris, l’immense nef du Grand Palais est plongée dans un froid glaçant. Bordant l’antichambre de l’exposition, un mur de casiers rouillés numérotés, s’ouvrant sur un dédale géométrique formé de 69 rectangles délimités dans lesquels gisent, à plat, des milliers de vêtements. Étourdi par le souffle lancinant de battements de cœur diffusés par 138 haut-parleurs, le visiteur se fraye un chemin dans les allées de déambulation, entre les démarcations au sol, jusqu’au pied d’un immense tas de vêtements, haut d’une quinzaine de mètres.

Suspendue au-dessus, dans un mouvement grinçant et inlassable, la mâchoire d’un grappin à ferraille se referme – hasard, destin, fatalité ? – sur certains d’entre eux, les soulève, puis s’ouvre pour les laisser retomber.

Christian Boltanski, Personnes.

The Robots – Kraftwerk / Clic clac – Kris Ifwarson

Début 2024, à Lille, la Cave des Célestines est plongée dans le noir. Le silence se fait sous les voûtes de briques. Seules les veilleuses de secours pointent les contours de l’espace.

La musique surgit des haut-parleurs. Univers mécanique d’usine à transformer les corps en objet industriel, ou vaste machinerie d’un corps secoué par les battements de cœur.

Sur scène, le spot s’allume sur un décor, caisse de bois et appareil photo, présence absente, disparition, trace. Vivian Maier.

La voix s’élève du monde invisible telle une incantation. Le visiteur se lève.

Étourdi par la cloche qui scande la visite guidée, bousculé par la photographe qui lui vole son portrait, il se fraye un chemin entre les clichés, les miroirs lui renvoient son image morcelée. Un pot, des livres, des déchets amoncelés.

Collectif Lillois de Psychanalyse, Déambulation psychanalytique.

Quelques caractéristiques de l’’installation en art contemporain :

◊        Dans ce type de dispositif artistique, ce n’est pas l’objet en tant que tel qui compte, à la différence de l’art classique où un tableau, une sculpture, fait œuvre en soi. Dans une installation, l’œuvre se situe au-delà de l’objet qui peut être banal, issu du quotidien, secondaire. Ici l’art n’est pas indexé à l’objet, mais se déploie dans l’espace qui le contient.

◊        Aussi, ce qui importe avant tout est le lieu où est exposé l’objet. Loin d’être anecdotique, le contexte fait pleinement partie de l’œuvre qui n’existe pas en dehors de lui, au contraire de l’art classique, où l’œuvre peut circuler, sa qualité artistique étant indépendante du lieu de sa présentation : un tableau peut être admiré au sein d’une galerie, d’un salon privé, d’un jardin, etc., sans que sa nature d’œuvre ne soit affectée par l’espace ; par l’espace, certes, mais aussi par le temps.

◊        À l’inverse de l’art classique, l’installation artistique se présente, elle, comme fondamentalement éphémère. Mise en scène à une date donnée et pendant une période limitée, l’œuvre ne survit dans le temps que par les récits ou les documents (photographies, vidéos) qui en sont faits. Dès lors, l’œuvre initiale est réduite à sa trace, à savoir le document d’archive, document qui, en l’absence de l’œuvre, prend ainsi une valeur, devient monnayable, au point de se substituer à l’œuvre. On observe plus généralement une virtualisation de l’œuvre, de plus en plus réduite à sa seule trace documentaire.

◊        Mais ce ne sont pas les seuls changements qu’introduit l’art contemporain par rapport à l’art classique. En effet, à la différence de l’art classique où il y a une franche démarcation entre le public et l’œuvre – celle-ci restant fermée sur elle, inaffectée et inaffectable par celui qui la regarde, pure –, le spectateur fait désormais pleinement partie de l’œuvre. Plongé au cœur de celle-ci, il ne se réduit plus à un regard posé sur elle mais devient, à l’exemple de l’exposition dans laquelle il déambule, un acteur sur la scène de l’œuvre. L’œuvre existe par et à travers lui. Plus encore, faut-il que le spectateur soit là pour qu’elle représente autre chose qu’un tas d’objets entreposés dans un hangar. En ce sens, il n’est pas seulement un élément de l’œuvre mais celui qui fait de l’œuvre une œuvre, et donc l’invente.

◊        Par voie de conséquence, immergé dans l’installation, le spectateur est tout entier engagé par son corps, et pas seulement par la vue. Là où dans l’art classique il s’agit avant tout d’une expérience esthétique fondée sur le regard, l’installation mobilise tous les sens, sans exception. Désormais traversé par l’œuvre et plus seulement touchée par elle, le spectateur en sort transformé. Mais si le corps du spectateur entre en scène, celui de l’artiste tend à disparaître.

◊        En effet, si les objets ne font pas œuvre en soi (tel un amoncellement de déchets), en revanche leur disposition, leur agencement, leur organisation, rendent compte de l’intention de l’auteur. Dans l’installation, c’est le projet qui fait œuvre, et non plus sa réalisation, qui peut être déléguée à d’autres. Par ses choix, l’artiste signe sa présence et se matérialise sous la forme d’un esprit, et non par la trace d’un geste, et donc de son corps, comme dans la peinture ou la sculpture qui portent la marque de son toucher. Dans l’art contemporain l’auteur ne fait qu’ordonner, au double sens de donner des ordres et organiser.

17 heures, 17 février, l’expérience se termine. Le visiteur est invité à décrocher un morceau de l’installation qui, sitôt sorti de la Cave, deviendra rebut.

Collage réalisé le 2 mars 2024.

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